La Colombie connaît depuis le début des années 2000 un bouillonnement artistique sans précédent. Cette révolution a lieu dans les grandes villes, hors des musées et des galeries. À même la brique, le street-art recouvre les murs du pays et devient une véritable attraction touristique.

À Bogota tout particulièrement, un réel engouement est en train de se créer autour de cette nouvelle forme d’expression artistique. La capitale est en passe de devenir « la Mecque sud-américaine » de l’art urbain et du graffiti. Les influences de la culture hip-hop, venant tout droit des Etats-Unis, ont débarquées dans ce pays andin dès la fin des années 1980 nous confie Felipe Cespedes, un artiste de Bogota. Depuis quelques années, il écume la ville pour y peindre des figures variées, s’inspirant des animaux mythiques issues des croyances indigènes comme le jaguar ou les plantes sacrées de l’Amazonie, toujours dans un style géométrique. « Au départ, on parle de graffiti, de tags. Ce sont des écritures et des formes simples, rapides à effectuer. Peu à peu, cet art se transforme. Les autorités publiques vont également être plus enclines à tolérer ce moyen d’expression. Le muralisme se mue alors en street-art, gagne ses lettres de noblesse et fini par être de plus en plus respecté et plébiscité par le public ».

À Bogota, les changements les plus visibles s’opèrent dans la Candelaria. Un quartier colonial rénové au début des années 2000 qui attire de plus en plus de touristes. Parmi les incontournables du quartier, le Bogota Graffiti Touramène les touristes à la découverte du street-art, offrant l’image d’une Colombie qui se réinvente sans cesse, loin des clichés auxquels elle est communément associée. En une poignée d’année, le projet lancé par Christian Petersen alias Crisp, s’est développé de manière exponentielle. Pour cet Australien, installé dans la Candelaria depuis 2011, il était urgent de mettre en valeur cet art méconnu et souvent considéré comme vandale.

Vous aurez l’occasion de flâner dans les rues de Bogota, le nez en l’air pour déceler toutes les subtilités des peintures environnantes. Chacune a son histoire, ses secrets. Vous retiendrez peut-être les noms des artistes phares comme Stinkfish, DjLu, Toxicomano ou APC (Animal Poder Crew). Les panels effectués par Bastardilla sont aussi parmi les plus évocateurs, mettant en lumière les enjeux liés aux droits des femmes en Colombie. Guache, membre du Bogota Street Arte Collective, réalise des fresques multicolores inspirées de l’héritage indigène de la Colombie. A l’intérieur de la Bibliothèque Nationale, il a réalisé cette année une fresque illustrant le fameux livre Cent ans de solitude, du prix Nobel de littérature Gabriel Garcia Marquez.

L’ancien maire de Bogota, Gustavo Petro (2011-2014), avait de son côté œuvré pour la diffusion du graffiti. La municipalité avait alors commandé de grandes fresques à divers artistes, encourageant le développement de cet art. Une nouvelle vague de jeunes artistes déferle alors sur la capitale, désireuse de montrer une autre image de leur ville. Beaucoup sont d’anciens étudiants en art peuplant les universités de la capitale comme l’Université Nationale, en plein cœur de la ville, réputée pour être un musée du street-art à ciel ouvert. Selon Felipe : « s’il est important de visiter le Musée de l’or, le Montserrate, ou la Place Bolivar lorsque l’on met les pieds à Bogota, il est essentiel de passer du temps à scruter les murs car ces peintures en disent beaucoup sur la situation socio-politique du pays ». En arpentant les rues de Bogota, on comprend bien que cette forme d’expression est en effet souvent liée à des revendications politiques.

 

Le conflit qui faisait rage aux quatre coins du pays, la nécessité de soutenir une paix durable, la corruption, les racines métissées, etc : autant de raisons qui transcendent l’imagination de ces jeunes talents. Chucho Bedoya, un street-artiste résidant à Chapinero, le quartier central de Bogota, explique que «  l’art soigne les blessures d’un conflit de longue haleine ». Il poursuit : «  J’espère que son influence continuera inlassablement à générer des espaces de dialogues, des pistes de réflexions pour un pays qui sort difficilement de la violence. L’objectif est que le quotidien des gens, leur vie, les décisions qu’ils prennent, soient traversés par une infinité de couleurs  ». Après avoir sillonné l’Amérique latine pendant deux ans, Chucho revient dans sa ville natale, submergé par les idées et déterminé à les faire jaillir dans la rue, de manière totalement libre et gratuite. Avec d’autres, il forme le collectif Lavamoatumba. Le concept est simple : dans une ville tentaculaire, en construction perpétuelle, l’idée est d’investir des espaces vides, de faire venir des artistes pour les repeindre, et de donner un dernier souffle créatif à ces friches. Voilà cinq ans que ces artistes occupent des bâtiments à l’abandon, avec l’aval de la municipalité qui s’apprête à les démolir, pour y organiser des expositions éphémères où les passants peuvent venir admirer des œuvres murales en tout genre.

Dans toutes les villes, le street-art est devenu un moyen de briser la spirale de la violence. Dans les « invasiones » (ces quartiers défavorisés construits précairement sur le versant des montagnes) de nombreuses associations et collectifs vont à la rencontre des jeunes et mettent en place des ateliers créatifs, pour inciter les habitants à embellir les murs de leur quotidien et à diffuser des messages positifs. Ce genre d’action est également très présent dans les autres villes, notamment à Medellin, Cali ou Barranquilla. L’artiste Nice Naranja, a ainsi pu réaliser une série de peintures dans une municipalité du Cauca (Sud-Ouest du pays) située dans une zone contrôlée par la guérilla. Il affirme que, «  comme dans les quartiers les plus pauvres de Bogota, la morosité ambiante laisse place à un accueil chaleureux. L’art est reçu comme une belle façon de rompre avec un quotidien violent  ».

S’il est souvent soutenu par les pouvoirs publics qui savent se mettre en scène auprès des artistes locaux, le street-art est parfois controversé. Par exemple, dans le quartier de la Candelaria, l’élaboration d’un ambitieux plan de rénovation visant à conserver le patrimoine historique de la ville pose question. Certaines voix se sont élevées suite au recouvrement de nombreuses peintures murales par les autorités. Selon Chucho Bedoya, «  il est regrettable que la municipalité ne considère pas encore le street-art comme un éventuel patrimoine  ». Certains y voient une volonté de brider les idées et les discours politiquement engagés.

Finalement, les villes de Colombie, Bogota en tête, sont le théâtre d’innovations artistiques et culturelles nouvelles qui touchent un public de plus en plus large. Ces peintures, ces fresques, ces pochoirs, témoignent de la nécessité d’expier bon nombre de problèmes quotidiens auxquels sont confrontés les habitants des immensités urbaines. L’art urbain en Colombie est une sorte de thérapie collective où les couleurs prennent le pas sur les inégalités profondes qui structurent encore le pays.

Texte d’Eliott Brachet