L’Amazonie colombienne recèle bien des secrets.

S’étendant sur le tiers du territoire national, une superficie égalant celle de la France, cette immensité verte et quasiment inexplorée est recouverte d’une inextricable jungle qui paraît s’étendre à l’infini. Cette vaste forêt tropicale, accueillant une biodiversité exceptionnelle, a nourri les innombrables fantasmes des explorateurs, ethnologues ou voyageurs qui se risquèrent, en pirogue ou à pied, à des expéditions longues et périlleuses dans les entrailles de ce dédale de cours d’eau boueux et de lianes tentaculaires.
L’homme pénètre dans un univers à part, insondable, dont les mystères dépassent bien souvent l’entendement. Pourtant, des peuples millénaires vivent sous ces frondaisons émeraude, adoptant un mode de vie hors du commun, en adéquation avec la nature hostile et mystique qui les entoure.

Longtemps préservés de tout contact extérieur, ces habitants ont vu arriver avec méfiance les premiers missionnaires et commerçants européens qui s’aventuraient dans ce coin du monde dès les balbutiements de la colonisation. Ils furent suivis par les grandes firmes extractives convoitant les ressources de ces terres pour approvisionner les sociétés européennes en caoutchouc, tabac, bois, métaux en tout genre, etc.

Face à cette incursion étrangère, beaucoup d’indigènes disparurent (ravagés par les maladies ou décimés par l’exploitation), certains furent assimilés, mais d’autres encore surent conserver et revendiquer leur culture ancestrale.

Aujourd’hui, on compte une myriade de communautés indigènes éparpillées sur le territoire amazonien bien que de plus en plus sédentarisées et dépendantes de la communication fluviale. Parmi ces nombreuses tribus peuplant le « poumon de la Terre », trois se distinguent en Colombie : les Huitoto majoritairement localisés sur les rives du fleuve Putumayo marquant la frontière avec le Pérou, les Tikuna présents surtout dans le bassin du rio Amazonas aux alentours de Leticia (la tri-frontière) et les Makuna se trouvant pour la plupart dans la région du Vaupés frontalière du Brésil.

 

Projetés sous les frondaisons tropicales, pour partir à la découverte de ces communautés, vous troquerez le bikini contre des vêtements longs et la crème solaire contre plusieurs tubes d’anti-moustique. Aux confins des frontières brésilienne et péruvienne, vous vous embarquerez dans la moiteur de la jungle, en partance pour une expérience de vie inoubliable.

Les peuples indigènes de l’Amazonie sont les gardiens de savoirs ancestraux. Ils vous étonneront tout d’abord par leur connaissance intime de la faune et de la flore locale. Ces hommes et ces femmes sont parfaitement adaptés à la vie, voire la survie, en zone de forêt tropicale humide. Ils seront vos guides sur les sentiers à peine visibles de la jungle, vous détaillant les usages de chaque plante, chaque racine.

Les troncs creux de certains arbres leur permettent de communiquer, les chants d’oiseaux et les traces d’animaux leur permettent de s’orienter, certaines lianes serviront à la construction des cases, d’autres à des rituels chamaniques…

Avec respect et sagesse, ils chassent ou pêchent les animaux vivants autour ou dans les rivières. Il n’est pas rare de voir chargés sur les pirogues ou s’échangeant sur les marchés itinérants, des crocodiles, des tortues, des singes, des capybaras (gros rongeurs) ou poissons en tout genre et de toutes tailles, qui seront ramenés et préparés par la communauté pour nourrir les familles.

Les armes traditionnelles comme la sarbacane, les lances ou les flèches que les indigènes prenaient soin d’empoisonner à l’aide de plantes ou de sécrétions de batraciens (les grenouilles les plus vénéneuses au monde pullulent dans la région) sont parfois toujours utilisées mais restent concurrencées par les armes à feu quelque peu rouillées que les plus chanceux portent fièrement en bandoulière.

Langue et cosmovision

Les différents peuples indigènes de l’Amazonie se distinguent par leur famille linguistique mais également par leur spiritualité. Chaque communauté détient une cosmogonie (mythes et légendes de l’origine du monde) et une cosmovision propre (lecture spirituelle de l’organisation des choses).

 

Par exemple, les Makuna portent le nom des « Gens de l’eau ». Leur langue appartient à la famille Tukano Oriental, qu’ils partagent avec d’autres peuples environnants. Moins nombreux que les Tikuna, on en compte seulement plus d’un millier. Ces indigènes associent la naissance de l’humanité au cycle mythique de l’Anacondaqui, descendant le fleuve, aurait laissé derrière lui des hommes, des langues et des enseignements relatifs à la manière de cultiver les terres, de s’organiser, etc.

Le mot Tikuna est polysémique, signifiant tantôt « l’homme » ou la couleur noire en référence à leur coutume de se peindre le corps d’un pigment sombre naturel provenant de l’arbre de la Genipa. Les Tikuna utilisent entre eux le terme Du-u qui signifie « les gens » ou « le peuple ». On estime leur population à environ 8000 âmes.
Selon leurs croyances, ils sont les descendants des poissons que la divinité Yoi aurait sortis du fleuve décidant de leur donner une vie terrestre. Ce peuple de semi-nomades s’est peu à peu sédentarisé avec l’arrivée des colons portugais en provenance du Brésil qui imposèrent le travail obligatoire afin de produire du caoutchouc, de la farine ou du bois en vue de l’exportation.

Organisation sociale

Traditionnellement, les peuples amazoniens partagent une organisation sociale et économique semblable. Les communautés sont divisées en clans qui se répartissent en différents villages construits autour de la Maloca, la case communautaire qui est l’épicentre de l’organisation sociale, économique et cérémoniale.

La pêche est aujourd’hui devenue leur activité principale étant donné le déplacement des habitations en bordure des fleuves. Les indigènes ont développé de nombreuses techniques qui leur permettent de pêcher dans différents environnements : mangroves, lagunes, ruisseau ou grands fleuves.
Vous accompagnerez peut-être un pêcheur poser des nasses de bois dans le courant pour y emprisonner ses proies, peut-être vous montrera-t-il également comment pêcher dans les petits cours d’eau, répandant du barbasco, une plante légèrement empoisonnée, tuant quasi instantanément les poissons qui quelques instants plutôt frétillaient encore sous la surface.

Par le brûlis, ils s’assurent également un approvisionnement en platano (banane plantin), yuka (tubercule proche du manioc), maïs, ananas, camote (sorte de patate douce), achiote (fruit contenant les pigments à la base des teintures), tabac et de nombreuses autres denrées qui varient selon la région. Ces cultures appelées Chagras sont souvent le fruit du travail des femmes, lorsque les hommes sont plutôt envoyés à la chasse ou à la pêche.

La vie quotidienne des indigènes est rythmée par de nombreux rites spirituels. Chez les Tikuna, les premières menstruations des jeunes filles font l’objet d’une cérémonie solennelle et joyeuse où l’on partage de grands festins, où l’on peinturlure les corps, où ils se convulsent au son des chants et musiques inspirés des esprits sylvestres. La jeune femme après avoir été isolée du reste de la communauté, habillée d’un yanchama et sertie d’un diadème de plume, effectue son passage à l’âge adulte au cours duquel on lui coupera sa chevelure.

Les indigènes conçoivent généralement l’univers selon trois niveaux : le niveau supérieur, celui des âmes ; le niveau inférieur, subaquatique, territoire des démons ; et l’intermédiaire où les hommes, vivent en harmonie avec la nature. Les chamans sont des médiateurs essentiels à la communauté, lui permettant de faire le lien entre les mondes spirituels.

Se reconstruire face à un lourd passé

Les Huitoto, vivant majoritairement dans la région du Putumayo et à l’ouest du département Amazonas, ont connu une histoire particulièrement difficile.
Au début du XXème siècle, le commerçant péruvien Julio Cesar Arana fonda une société de transport et de commercialisation du caoutchouc extrait dans la région.

Contrôlant un immense territoire de production, il pouvait atteindre via Iquitos les marchés du monde entier. Cette expansion se fit au détriment des populations locales et c’est peu dire : la Casa Arana en 30 ans d’activité fut responsable de la mort de 40 000 indigènes.

Aujourd’hui, le siège de la Peruvian Amazon Company, situé dans le département de La Chorrera, a été reconverti en un lieu de mémoire grâce au effort de Fanny Kuiru, leader indigène, qui a réussi à transformer ce lieu, à 15 jours de bateau de Leticia, en un centre culturel et de mémoire reconnu par l’Etat colombien après ce que certains nomment « l’holocauste » des indigènes.
Suite à ces événements, les peuples amazoniens de cette région connurent pourtant d’autres malédictions comme le conflit colombo-péruvien dans les années 1930 et qui laissa derrière elle les stigmates tragiques de la guerre.

Ce n’est que depuis une trentaine d’années que les populations indigènes ont entamé un processus de « récupération » de leur identité et via la création de «  resguardos  » (réserve indigène) purent faire respecter leur territoire.

Malgré les nombreux conflits subsistant encore face aux grandes entreprises pétrolières avides de ressources, les indigènes de l’Amazonie colombienne se sont vu attribuer des droits comme la Consulta Previa (sorte de participation aux décisions prises dans la région) ou la possibilité d’élaborer un Plan de Vida (plan de vie) entérinant la revendication d’un modèle de « gouvernement » indigène autonome en accord avec leur organisation socio-culturelle ancestrale.

Lorsqu’à la nuit tombante les dernières lueurs du jour viendront teindre le ciel amazonien de ses plus belles parures, se reflétant sur les rivières comme dans un kaléidoscope, et que les gazouillis de la multitude d’oiseaux des cimes s’estomperont peu à peu, laissant place à l’incroyable symphonie des insectes, vous vous sentirez happés par ce monde à part, empli de poésie et de mysticisme.
Auprès du feu, dans un hamac ou dans la maloca qui trône au centre des villages, vous prendrez part aux échanges quotidiens des familles qui se retrouvent partageant rires et histoires, avant de vous assoupir au cœur de cette jungle dense qui, elle, ne dort jamais.

 

Pour en savoir plus :

  • Livres suggérés : Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955 – José Eustasio Rivera, La Voragine, 1924
  • Film : El abrazo de la serpiente (L’étreinte du serpent), de Ciro Guerra, 2015 (nomination aux Oscars)
  • Reportage : Indiens d’Amazonie, le dernier combat, de Laurent Richard, Productions Premières Lignes avec la participation de France Télévisions, 2013

Texte d’Eliott Brachet